jour 2, après-midi.

L’allemand change d’approche, las d’arpenter le camp et ses proches environs. Correctement installé, bras croisés sur la poitrine et dos appuyé contre le mur de son bâtiment il a même une silhouette de marbre non loin pour lui tenir compagnie. Il lui lance régulièrement des œillades méfiantes, perplexes, se demande quel abruti a décidé de faire de cette île perdue un musée antique ; spécialité statues sinistres. Ça l’intrigue un peu mais l’expert c’est l’autre. C’est plutôt sur les visages humains qu’il se concentre, dodeline de la tête au rythme des conversations qu’il capte de sa position. Petite thèse sur ses voisins, sans doute le plus rapide moyen d’établir un peu mieux l’endroit où il se trouve, le niveau de sécurité surtout.

Sauf que ça ne ressemble à rien. Il y a des gueules de porte-bonheur, des cadres moyens et des enfants de chœur, des gamines qui devraient encore étudier et des vieillards prêts à claquer. Ce qui l’étonne plus c’est de ne reconnaître personne, aucun visage hostile, craintif ou.. Ou pas trop haineux. Confrères ou adversaires, on a rarement vu les jumeaux sympathiser. Pourtant il note tout dans un coin de son crâne, tout ce qu’il voit tout ce qu’il entend à ce stade le moindre détail peut être un pas en avant.  

Azurs aiguisés glissent sur une multitude de traits, ennuyés, un visage interpelle après une éternité. Paupières se plissent, les yeux ne sont plus que des fentes noirâtres tandis qu’il détaille, méninges remuent pour le replacer. Homme quelconque, trentaine d’années, rien qui le distingue de la masse pourtant c’est certain cette face il l’a déjà croisée. La première ici semblerait. Germain se décolle de son mur de bêton, mains s’enfoncent dans les poches de son pantalon de costume comme il marche droit vers le – vraisemblablement pas si – inconnu. « Eh, du. » Il se plante face au type, toise sans se cacher. « Kennen wir uns ? » Ton pressant, consonnes claquent autoritaires, ne sauraient souffrir aucun refus.

L’étranger recule alors que ses traits n’affichent aucune crainte, qu’il va jusqu’à esquisser léger sourire et l’allemand se retient pour ne pas saisir son bras, le presser de rassembler ses idées. Surprise slave quitte ses lèvres et le plus grand penche la tête de côté, éclat attentif dans les prunelles. Anglais suit et le chef se secoue par habitude, il ne parle pas anglais, s’y refuse du moins. Tant que la situation ne l’exige pas strictement. Dialecte brute est d’ordinaire laissé au reflet, lui préfère rouler des sons plus doux qu’il massacre systématiquement de son terrible accent.

Impression de familiarité est confirmée par l’inconnu et les paupières se plissent un peu, détaillent avec un soin grandissant. Déjà vus. Nulle peur pourtant, pas de rancoeur visible sur la face, les possibilités s’amenuisent vitesse grand v. Personne qu’ils auraient floué, volé, menacé. Ou il aurait capté une étincelle de haine au moins. Laisse l’option la plus évidente, plus arrangeante sûrement, un confrère éloigné c’est comme ça qu’il les nomme les autres truands, ça sonne important comme les médecins qui s’interpellent.

Germain se rapproche. Il n’a pas de temps à perdre en banalités, piétine d’usage les formalités. « Кто тебя арестовал ? Когда ?* » Russe coule aisé, naturel, pas assez alourdi par la prononciation toute germanique pour ne plus être compris. Sourire est rendu avec un temps de retard, poli, un peu tordu. Il manque encore trop de pièces et comprendre comment un confrère des steppes staliniennes se retrouve son voisin ne pourrait que faire avancer l’assemblage.

L’explication n’est pas pour plaire. Vraiment pas. Mais le camarade communiste reste poli, avenant malgré ce mouvement de recul que l’allemand ne s’explique pas, aussi il n’y a qu’un juron dans la langue natale qui échappe des lippes au lieu d’un poing dans sa mâchoire pour l’aider à se souvenir. Sourire en coin demeure, bien accroché malgré la frustration, l’autre est coopératif, ni hostile ni - à priori - débile et c’est déjà beaucoup. Comparé à ce qu’il a pu rencontrer jusque là. « Должно быть, вы многого добились, чтобы люди искали вас до самой Ирландии.* » Germain ne s’approche pas cette fois, laisse la drôle de distance que l’autre tient apparemment à instaurer quand il réplique d’un ton léger, faussement amusé. Pas même une question déguisée pour en savoir plus sur son parcours, rien qu’une tentative de sympathie, ça le prend rarement, il maîtrise peu.

Sourcils se haussent quand l’attitude change, risette s’efface après le rire, la question déplacée. Soupir. Il n’a pas vraiment envie de s’expliquer, raconter l’échec douloureux qu’il peut seulement imaginer. Pourtant. Il répond las, relevant son menton hautain à des lieues de la défaite qu’il confie. « Мы... вышли из тюрьмы несколько недель назад, когда нас поймали. Я не знаю, кто и как.* » Pas besoin de préciser qui est ce on, tous savent qu’ils fonctionnent, existent à deux et les rares qui l’ignorent l’apprennent assez vite, généralement à leurs dépens, bisous angela, bon rétablissement. Tête brune secoue alors que l’oeillade glacée se plante dans les yeux en face, défie froidement de rire de la déconvenue des deux légendes allemandes.

Sourire se fait prédateur pour répondre au russe. De travers, menaçant, presque mauvais. Pour ceux qui les ont pris pour des cons, coincés là alors qu’ils profitaient enfin de la liberté, de la piscine surtout. Putain ce qu’elle avait manqué pendant trois mois. Sombres, ennuyeux, frustrants et secs. Plus jamais ils l’ont décidé en prenant la poudre d’escampette. Plan si parfait qu’ils se sont reposés dessus au lieu d’assurer leurs arrières. Pas deux fois. « О, мы уходим. * » Juré, craché - ou pas -. Ils ne resteront pas, et s’il faut prendre de l’aide tant pis.

Et puis les paupières se plissent un peu sous la concentration. Des indices il y en a peu, trop peu même quand on aurait imaginé que ceux - celles ? - qui les ont collés ici se seraient fait un plaisir d’afficher une banderole WELCOME BACK au milieu de la place d’armes. Pour se foutre un peu de ceux qui ont cru pouvoir jouer des lois comme d’une mauvaise belotte. L’allemand secoue la tête. « Дело не только в нас, похоже, что некоторые из них были выбраны наугад. Как старый английский, понимаешь ? * » Et ça change les cartes, ça complique beaucoup les règles. « Если все мировые правительства собрались вместе, у нас не будет неприятностей. * » Soupir maintenant. Américains, européens, russes, asiatiques réunis dans le même foutoir, ça n’annonce rien, absolument rien de bon pour eux. Parce que personne ne devrait avoir le pouvoir de tous les réunir, tous les enfermer ensemble. Organisation secrète ou groupée, ça annonce plus de moyens, plus de mal à s’en sortir.

Rien de spécial, de particulièrement pointu qu'il aborde, que des observations que chacun pourrait se faire. Juste pour montrer une volonté de s'unir un temps s'il faut pour s'en sortir, reflet de la courtoisie affichée par le russe.